14

 

— … Quarante-huit… quarante-neuf… cinquante.

Obéissante et ayant fini de compter, Molly se mit à jouer. De nouveau la petite musique cruelle, aux notes étouffées, s’insinua dans la vaste pièce dont elle réveilla les échos :

 

Trois souris

Trois souris

Trois souris aux yeux crevés…

 

Molly sentait s’accélérer les battements de son cœur. Comme l’avait souligné Paravicini, c’était une comptine étrangement macabre, construite selon un rythme lancinant qu’on n’arrivait pas à se sortir de la tête. Elle traduisait cette totale imperméabilité à la pitié, apanage de l’enfance et qui terrorise tant les adultes qui y sont confrontés.

En tendant un peu l’oreille, elle parvenait à entendre le même air, sifflé dans la chambre au-dessus… Paravicini dans le rôle de Christopher Wren.

Brusquement, de l’autre côté de la porte, la radio se mit à donner de la voix dans la bibliothèque. C’était le sergent Trotter qui avait dû l’allumer. Il tenait donc lui-même le rôle de Mrs Boyle.

Mais pourquoi ? Quel était le but de toute cette mise en scène ? Où était le piège ? Car il y avait un piège quelque part, ça, elle en était convaincue.

Un courant d’air froid lui effleura la nuque. Elle tourna précipitamment la tête. On avait sûrement ouvert la porte… Quelqu’un s’était glissé dans la pièce… Non, la pièce était vide. Mais, du même coup, elle sentit une sourde inquiétude la gagner… une sourde inquiétude qui avait fort à voir avec la peur. Si quelqu’un s’avisait bel et bien d’entrer… Si par exemple Mr Paravicini se faufilait par l’entrebâillement de la porte, se faufilait jusqu’au piano… Mr Paravicini avec ses longs doigts crochus mais capables d’onduler comme des tentacules…

« Ainsi vous jouez votre propre marche funèbre, très chère petite madame ! Que voilà une heureuse idée… » Mais non, c’est idiot… ne sois pas grotesque… arrête de te faire ton cinéma. Et d’ailleurs, tu l’entends siffler dans la chambre au-dessus, tout comme lui peut t’entendre jouer…

Elle faillit ôter ses mains du clavier quand la petite lueur se fit jour dans son esprit. Personne, en fait, n’avait réellement entendu jouer Mr Paravicini. Est-ce que c’était ça, le piège ? Était-il possible que Mr Paravicini n’ait pas joué du tout ? Qu’il se soit trouvé non pas dans le salon, mais dans la bibliothèque ? Dans la bibliothèque, en train d’étrangler Mrs Boyle ?

Il avait mal pris, très mal pris que Trotter ait demandé qu’elle joue à son tour. Il s’était préalablement ingénié à égrener ses notes en n’effleurant qu’à peine l’ivoire. Bien évidemment, s’il avait ainsi soigné la douceur de son toucher, c’était dans l’espoir que le son produit soit trop faible pour qu’on puisse l’entendre de l’extérieur. Parce que si quelqu’un l’avait entendu cette fois-ci qui ne l’avait pas entendu la fois précédente… alors, dans ce cas-là Trotter aurait obtenu le résultat escompté… il aurait su qui lui avait menti.

La porte du salon s’ouvrit. La tête toute pleine de Paravicini, Molly hurla presque. Mais ce ne fut que le sergent Trotter qui entra, juste comme elle achevait de jouer la musique de la comptine pour la troisième fois.

— Merci infiniment, Mrs Davis, dit-il en la saluant.

Il paraissait éminemment satisfait de lui-même et débordait d’entrain et de mâle assurance.

Molly leva les yeux du clavier :

— Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?

— Oui, exulta-t-il. J’ai trouvé exactement ce que je cherchais.

— Lequel ? Qui ?

— Vous n’avez pas compris, Mrs Davis ? Allons donc… ce n’est pourtant pas si compliqué. À propos, vous avez fait preuve, si toutefois je puis me permettre, d’une extrême légèreté. Vous m’avez laissé me fourvoyer quelque peu en ce qui concerne la troisième victime. Résultat, vous avez, un moment, risqué gros.

— Moi ? Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Je veux dire que vous n’avez pas été franche avec moi, Mrs Davis. Vous vous êtes montrée cachottière… aussi cachottière que l’a été Mrs Boyle.

— Je ne comprends pas.

— Bien sûr que si, vous comprenez. Car enfin, la première fois que j’ai fait allusion à l’affaire de Longridge Farm, vous saviez tout sur le bout des doigts. Oh ! que si. Vous avez même sacrément accusé le coup. Et puis c’est vous qui avez confirmé que Mrs Boyle était l’officier chargé du relogement des réfugiés pour la région. L’une comme l’autre, vous étiez du coin. Aussi, quand j’ai commencé à m’interroger sur l’identité de la troisième victime, je vous suis illico tombé dessus à pieds joints. Ce que vous saviez de l’affaire de Longridge Farm vous le teniez de première main. Nous autres policiers, nous ne sommes pas aussi bêtes que nous en avons l’air, vous savez.

— Vous ne comprenez pas, fit Molly d’une voix sourde. C’est me remémorer tout ça que je ne voulais pas.

— Ça, je me mets à votre place.

La voix du sergent changea :

— Votre nom de jeune fille, c’était bien Wainwright, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et vous êtes un tantinet plus âgée que vous ne le prétendez. En 1940, quand tout ça s’est passé, vous étiez institutrice à l’école d’Abbeyvale.

— Non !

— Bien sûr que si, Mrs Davis.

— Je vous garantis bien que non !

— Le gosse qui est mort avait réussi à poster une lettre à votre intention. Il avait même volé un timbre pour ça. Une lettre où il appelait au secours… où il appelait au secours sa brave institutrice. C’est le rôle de l’institutrice de s’inquiéter de savoir pourquoi un enfant ne vient pas en classe. Vous ne vous en êtes pas souciée. Vous avez traité par le mépris la lettre de ce malheureux gamin.

— Arrêtez !

Les joues de Molly avaient viré au cramoisi :

— C’est de ma sœur que vous êtes en train de parler. C’était elle, la maîtresse d’école. Mais elle n’a pas traité sa lettre par le mépris. Elle était malade… elle avait une pneumonie. La lettre, elle n’en a eu connaissance qu’après la mort du petit. C’était une personne d’une immense sensibilité. Elle en a été… elle en a été foudroyée… foudroyée. Elle n’avait pourtant rien à se reprocher. Mais c’est parce qu’elle n’a pas pu s’en remettre que je suis à jamais incapable d’affronter ces souvenirs. Pour moi non plus, ça n’a jamais cessé d’être un cauchemar.

Molly porta ses mains à son visage et s’en couvrit les yeux. Quand elle les ôta, elle s’aperçut que Trotter la dévisageait sans bien comprendre.

— Alors, c’était votre sœur, souffla-t-il enfin. Bah ! après tout…

Il eut brusquement un drôle de sourire :

— Ça ne change pas radicalement l’affaire, pas vrai ? Votre sœur… mon frère…

Il sortit quelque chose de sa poche. Il affichait maintenant un sourire tout joyeux.

En voyant l’objet qu’il tenait à la main, Molly n’en crut pas ses yeux.

— J’avais toujours été persuadée que les policiers ne portaient pas de revolver, balbutia-t-elle.

— Les policiers n’en portent pas, confirma le jeune homme. Mais, voyez-vous, Mrs Davis, je ne suis pas un policier. Je suis Jim, le frère de Georgie. Vous me preniez pour un flic parce que je vous ai téléphoné de la cabine du village pour vous dire que le sergent Trotter était en route. Et puis j’ai coupé les fils extérieurs du téléphone quand je suis arrivé, pour que vous ne puissiez pas rappeler le central.

Molly ne le quittait pas des yeux. Le revolver était maintenant braqué sur elle.

— Pas un geste, Mrs Davis… et pas un cri… sinon j’appuie immédiatement sur la détente.

Il souriait toujours. Et il s’agissait désormais – Molly se rendit compte avec horreur – d’un sourire d’enfant. Et d’ailleurs sa voix, lorsqu’il se remit à parler, se mua progressivement en voix d’enfant :

— Oui, je suis le frère de Georgie. Georgie est mort à Longridge Farm. Cette horrible femme nous avait expédiés là-bas, et la fermière était méchante avec nous, et vous, vous n’avez pas voulu venir à notre secours… au secours des trois petites souris. Alors, je me suis dit que, quand je serais grand, je vous tuerais toutes. Et depuis, je n’ai jamais arrêté d’y penser.

Il se rembrunit brusquement :

— Ils ont fait rien que m’embêter, dans l’armée… et puis ce docteur, qui arrêtait pas de me poser des questions… il a bien fallu que je m’en aille, j’avais peur qu’ils m’empêchent de faire ce que j’avais décidé. Mais je suis une grande personne, maintenant. Et les grandes personnes, elles peuvent faire tout ce qui les amuse.

Molly avait recouvré son empire sur elle-même. Lui parler, se dit-elle. Le faire penser à autre chose.

— Allons, Jim, écoutez-moi, fit-elle. Vous n’arriverez pas à vous en tirer sain et sauf.

Il prit effectivement un air soucieux :

— Quelqu’un a caché mes skis. Je n’arrive pas à les retrouver…

Il éclata de rire :

— Mais je vous fiche mon billet que je m’en tirerai quand même. C’est le revolver de votre mari. Je l’ai chapardé dans son tiroir. Je vous fiche mon billet qu’ils penseront que c’est lui qui vous a descendue. Et puis, de toute façon… ça m’est bien égal. Je me suis tellement amusé… tellement. C’est rigolo de se faire passer pour quelqu’un d’autre ! Cette bonne femme, à Londres… sa tête quand elle m’a reconnu ! Et puis cette grosse vache, ce matin !…

Il se mit à dodeliner de la tête.

Comme pour venir ajouter à l’irréalité de la scène, un sifflement s’éleva soudain, net comme le tranchant d’une lame. Quelqu’un sifflait l’air des Trois Souris.

Trotter sursauta, le revolver vacilla dans sa main. Une voix cria :

— À plat ventre, Mrs Davis !

Molly se laissa tomber sur le parquet tandis que le major Metcalf, bondissant de sa cachette derrière le canapé qui jouxtait la porte, se jetait sur Trotter. Le revolver partit… et la balle alla se loger dans une des croûtes si chères à feu miss Emory.

Deux secondes plus tard, ce fut le pandémonium, avec Giles qui fit irruption en trombe, suivi de Christopher et de Mr Paravicini.

Sans relâcher l’étau dans lequel il maintenait Trotter, le major Metcalf, un peu hors d’haleine, s’expliqua d’une voix brève :

— Suis entré pendant que vous jouiez… me suis glissé derrière le canapé… L’avais à l’œil depuis le début… c’est-à-dire que je savais qu’il n’était pas officier de police. Moi, j’en suis un… inspecteur Tanner. Je m’étais arrangé avec Metcalf… pour prendre sa place. Scotland Yard estimait qu’il fallait avoir quelqu’un sur les lieux. Maintenant, mon garçon…

Il s’adressait avec beaucoup de gentillesse à Trotter, définitivement maté :

— Tu vas venir avec moi. Personne ne te fera de mal. On va prendre soin de toi. S’occuper de toi.

D’une petite voix enfantine à vous fendre le cœur, le grand jeune homme au visage tanné par le soleil demanda :

— Georgie ne va pas être fâché contre moi ?

— Non, lui assura le pseudo Metcalf. Georgie ne sera pas fâché.

Passant devant Giles avec son prisonnier, il lui confia dans un murmure :

— Pauvre garçon… il est complètement timbré.

Ils sortirent tous deux. Mr Paravicini tira alors Christopher Wren par la manche :

— Nous devrions en faire autant. Venez, suivez-moi.

Restés seuls, Giles et Molly se regardèrent une seconde au fond des yeux. L’instant d’après ils étaient dans les bras l’un de l’autre.

— Ma chérie, s’attendrit Giles, tu es sûre qu’il ne t’a pas fait de mal ?

— Non, non, ça va très bien. Oh ! Giles, je ne savais plus où j’en étais. J’en étais presque venue à croire que c’était toi qui… Pourquoi es-tu allé à Londres ce jour-là ?

— Je voulais t’acheter un cadeau pour notre anniversaire, demain, mon cœur. Et il ne fallait surtout pas que tu le saches.

— C’est incroyable ! Moi aussi, je suis allée à Londres pour t’acheter un cadeau, et je me serais fait couper en rondelles plutôt que tu l’apprennes !

— Dire que j’étais jaloux de ce grand dépendeur d’andouilles névrosé. Je devais être tombé sur la tête. Pardonne-moi, mon petit cœur.

La porte s’ouvrit et, plus faunesque que jamais, Mr Paravicini entra de son pas dansant.

— Je tombe en pleine réconciliation ! s’épanouit-il. Quel tableau exquis !… Hélas ! il ne m’en faut pas moins vous tirer ma révérence. Une jeep de la police a bravé la tourmente et a réussi à parvenir jusqu’à nous. Je vais tâcher de les convaincre de m’emmener avec eux.

Plongeant dans une de ces courbettes dont il avait le secret, il chuchota avec force mystère à l’oreille de Molly :

— Il se peut que j’essuie de menus désagréments dans un proche avenir… mais je compte bien trouver le moyen de me tirer d’affaire, et s’il vous advenait de recevoir un colis… avec une oie, mettons, une dinde, quelques boîtes de foie gras, un jambon… et puis, pourquoi pas, quelques paires de bas nylon, non ? Eh bien, voyez-vous, il s’agirait là de mes plus humbles hommages, que je déposerais sous cette forme aux pieds de la plus charmante des maîtresses de maison. Mon chèque, Mr Davis, est en évidence sur la table du hall.

Il baisa la main de Molly et s’esquiva avec grâce.

— Des bas nylon ? murmura Molly. Du foie gras ? Qu’est-ce que peut bien être Mr Paravicini ? Le Père Noël ?

— Si c’est le cas, il s’agit de sa version marché noir.

La tête d’un Christopher Wren au comble de l’embarras jaillit dans l’entrebâillement de la porte :

— Mes chéris, je… j’ose à peine vous déranger, mais il y a une effroyable odeur de brûlé qui s’échappe de la cuisine. Est-ce que vous croyez qu’il faut que j’intervienne ?

— Ma tourte aux rognons !

Sur ce hurlement de désespoir, Molly se précipita hors de la pièce en courant.

 

FIN